Trouble au sujet du double jeu de M. Erdogan face à Daech

Les images de la ville-martyre de Kobané en Syrie assiégée par Daech sous l’œil impassible des militaires turcs, cantonnés à quelques centaines de mètres de l’autre côté de la frontière, m’avaient dérangé. On comprenait que M. Erdogan préférait la victoire des fanatiques de Daech plutôt que celle des Kurdes laïcs. Savoir que la Turquie tolérait le passage à travers ses frontières d’une part de candidats au djihad et d’autre part de flux de contrebande finançant l’Etat islamique m’avait amené, avec Antoine Sfeir, dans la tribune que nous avons publiée dans Valeurs Actuelles du 23 juillet dernier, à dénoncer le « double jeu de M. Erdogan avec Daech. »

Un autre stade vient d’être franchi qui laisse peu de place au doute. Voilà que profitant du prétexte légitime de répondre à l’attentat meurtrier perpétré par Daech à Suruç au sud de la Turquie le 20 juillet dernier, l’armée turque a déclenché une opération militaire contre l’Etat islamique qui semble servir de cache-nez à des frappes contre les combattants kurdes notamment en Irak. Or, à ce jour, avec les forces du régime d’Assad et les milices chiites d’Irak, les Kurdes sont les seuls à combattre au sol Daech. Ils ont même enregistré des victoires importantes dans leurs bastions. Les frapper, c’est donner un coup de main objectif aux terroristes de l’Etat islamique. D’autant qu’il ne s’agit pas d’une opération mineure. L’agence officielle turque faisait état de plus de 250 combattants kurdes tués et de 400 blessés. Plus que troublé, j’en suis inquiet. Cela m’amène à formuler quelques réflexions libres :

  1. La Turquie est un grand pays, elle ne doit pas se tromper d’ennemi. La menace n°1 aujourd’hui au Proche-Orient est Daech. Cela est vrai évidemment en Syrie et en Irak qui sont en pleine guerre civile. A terme, c’est un danger aussi pour la Turquie qui ne peut indéfiniment laisser prospérer à ses frontières des fanatiques qui, tôt ou tard, considéreront les Turcs comme des adversaires. Ne perdons pas de vue ce que j’appelle la « jurisprudence des moudjahiddines d’Afghanistan » : les Etats-Unis avaient cru pouvoir instrumentaliser ces combattants contre les soviétiques dans les années 1980. Ils les avaient donc puissamment aidés, jusqu’au jour où, une fois les soviétiques retirés d’Afghanistan, ces djihadistes, au rang desquels se trouvait Ben Laden, ont retourné leurs armes contre les Etats-Unis… Il ne faut pas jouer avec le feu ! Personne ne peut sérieusement penser utiliser Daech, y compris pour faire chuter le régime syrien. L’Etat islamique prétend au califat et à ce titre à la domination spirituelle et temporelle sur l’ensemble des musulmans, dont les Turcs ou les habitants des Etats du Golfe ! Bref, tout ce qui peut contribuer directement ou indirectement à renforcer Daech est une faute diplomatique. Toutes les forces de la Turquie devraient aujourd’hui être exclusivement dédiées à anéantir Daech. C’est d’ailleurs ce que le peuple turc a fait savoir à M. Erdogan en lui infligeant un revers dans les urnes en juin dernier, notamment à cause de son ambigüité vis-à-vis de l’Etat islamique.
  2. La Turquie est notre alliée : pourquoi n’avons-nous pas demandé des explications au sujet de ces opérations ? La Turquie est membre de l’Otan depuis 1952. Elle a toujours été un partenaire militaire fiable et fidèle de la France, de l’Europe et des Etats-Unis. A ce titre, il m’aurait semblé utile que des voix occidentales –notamment françaises- s’interrogent officiellement sur les buts de guerre de la Turquie. Une réunion extraordinaire du Conseil de l’Otan a eu lieu le 28 juillet à la demande des Turcs. A son issue, l’Otan s’est proclamée « fermement solidaire de la Turquie » suite à l’attentat de Suruç. Solidaire contre le terrorisme oui ! Solidaire contre les Kurdes, qui sont nos alliés sur le terrain, non ! Tout cela mérite des éclaircissements. Le problème est que, pour M. Erdogan, les Kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) sont tout autant des « terroristes » que les djihadistes de l’Etat islamique… Un parallèle qui me semble injustifiable : si les membres du PKK sont loin d’être des enfants de chœur et ont pu perpétrer des attentats monstrueux, on ne peut les mettre sur le même plan que des barbares qui ont fait du terrorisme un mode de vie.
  3. Tout ceci nous mène en définitive à la difficile question kurde… Les Kurdes représenteraient de 20 à 40 millions de personnes, à cheval sur quatre pays : Turquie (15 millions de personnes ?), Iran (7 millions), Syrie (1 à 2 millions) et Irak (6 millions). Ils sont un peuple sans Etat. La plupart d’entre eux réclament a minimaune égalité de traitement avec les autres citoyens des pays dans lesquels ils vivent, ce qui est loin d’être toujours le cas, la reconnaissance de leurs particularités et de leur langue, voire la constitution d’un Etat kurde. L’objet de ce texte n’est pas de se prononcer sur cette douloureuse et complexe question kurde. J’aurai l’occasion de le faire à un autre moment, mais je me contente de dire qu’il serait particulièrement dangereux de rallumer une guerre ouverte avec le PKK en Turquie alors qu’une forme de dialogue s’était peu à peu imposée depuis quelques années. Rappelons que la guerre entre l’armée turque et le PKK a entrainé plus de 40 000 morts depuis les années 1980… Je note d’ailleurs que ces évènements interviennent tout justement au moment où le PKK jouait de plus en plus le jeu démocratique. Le parti HDP, qui lui est proche, a ainsi envoyé 80 députés à l’Assemblée turque lors des dernières législatives de juin et son leader charismatique, Selahattin Demirtas, bénéficie d’une vraie aura dans le pays, au-delà de la communauté kurde, ce qui semble gêner cruellement l’AKP de M. Erdogan. Je crois que des solutions politiques existent, qui permettraient de ménager les intérêts nationaux turcs comme les revendications des Kurdes.

Finalement, je reviens à la conclusion de la tribune que j’ai cosignée avec Antoine Sfeir. La priorité des priorités de la communauté internationale doit être l’anéantissement de Daech. Tout ce qui la détournerait de ce but serait une erreur. Par ses frontières, sa puissance militaire, son statut de pays à majorité sunnite et de membre de l’Otan, la Turquie a un rôle majeur à jouer contre Daech. Nous n’arriverons pas à en finir avec l’Etat islamique sans l’aide de la Turquie, d’une Turquie démocratique, ouverte, laïque et engagée. C’est à mon sens le message que la France devrait assumer sur la scène internationale.

Qu’en pensez-vous ? A bientôt,

Jean-François Copé.

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